Boris Lehman à la recherche du tombeau idéal

Boris Lehman sur le tournage de magnum Begynasium Bruxellense, 1978. - Dovfilm
Boris Lehman sur le tournage de magnum Begynasium Bruxellense, 1978. - Dovfilm
Boris Lehman sur le tournage de magnum Begynasium Bruxellense, 1978. - Dovfilm
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Cinéaste atypique, prolifique, indépendant, Boris Lehman a filmé durant 50 ans sa vie et ses amis. Préoccupé par la survie de son œuvre après sa mort, il cherche une cinémathèque où déposer ses archives. Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter l'accompagnent dans cette quête malicieuse, vertigineuse.

Cette œuvre sonore vous est proposée dans le cadre  d'une sélection d'œuvres primées de France Culture depuis 1963 à 2023.

Une création sonore de Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter

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Un récent souci de santé de Boris Lehman lui avait rappelé ex abrupto son âge et la fragilité des corps. Le cinéaste devait affronter l'éventualité d'une fin prochaine et davantage encore la question de l'après, de la conservation de ses films et de toutes les archives accumulées au fil des ans. "C’est difficile d’être mort avant d’être mort ! Mais finalement, il n’y a pas d’autre solution : ces films, ou bien, on les dépose quelque part, ou bien, on les détruit", affirmait laconiquement Boris Lehman.

Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter connaissaient Boris depuis plusieurs années mais lorsqu'elles l'ont revu, elles ont senti que quelque chose avait changé : une anxiété profonde creusait maintenant son inaltérable gaîté mélancolique. Une anxiété d'autant plus fébrile qu’au même moment, Boris se trouvait contraint de quitter l’atelier dans lequel il vivait et travaillait depuis 20 ans et où il avait cru pouvoir enfin poser ses valises après une longue errance. Trouver le lieu idéal où déposer ses archives – un lieu de conservation, mais aussi de transmission pour les générations futures – est devenu pour lui une urgence impérieuse, une obsession. Et avec Boris, on ne fait pas dans la demi-mesure : il a planché sur la question avec une minutie pointilleuse, étudié jusqu'aux moindres détails techniques les différentes institutions et établi in fine un "hit parade" du lieu idéal. En tête de sa liste, il a placé la Cinémathèque Suisse.

Boris Lehman
Boris Lehman
- Ingold & Perelmuter

Admettre la fin quand on veut conjurer la mort

Maintenant, il est temps d'aller vérifier sur place et négocier, déposer le cas échéant. Le temps presse et à la fois, Boris tergiverse. Aussi obnubilé et têtu soit-il, il semble empêtré dans des doutes, des réticences qui le paralysent. C'est que déposer dans une cinémathèque constitue pour lui une cruelle séparation et risque de changer un matériau vivant en chose morte. Mais surtout, cela revient à mettre le mot fin alors que Boris n'aura cessé, dans sa vie comme dans ses films, de conjurer la mort, de chercher tous les moyens pour ne pas commencer à finir : "Alors "fin"... fin de l’atelier, fin du cinéma de Boris Lehman, fin de vie peut-être... C’est cohérent... Mais bon, est-ce qu’on a une vie cohérente ?! En même temps, l’autre attitude, c'est que je m’en fiche. Finalement, les films iront là ou là... Ils seront dégradés ou restaurés..."

Dans une même phrase, Boris peut affirmer une chose et son contraire. Et les deux sont vraies. C’est aussi touchant qu'exaspérant. Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter le lui font remarquer : "Ambigu, oui... ambivalent... J'ai besoin qu'on me pousse, qu'on me force un peu..." Alors, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter lui disent "Boris il faut partir !" et proposent de l’emmener et d'emporter, selon son souhait, bobines et cartons pour un éventuel dépôt. Les voici toutes deux embarquées aux côtés de Boris Lehman dans une quête vertigineuse. Un vieux cinéaste, bien qu’encore très alerte, doit faire face à la mort et prendre ses dispositions. Une quête aussi émouvante que comique. Avec Boris, tout prend un ton léger et saugrenu. C'est son humour malicieux, sa singularité profonde, joviale et grave à la fois, burlesque. C'est son art de conteur et la drôlerie qui émane de son côté tatillon jusqu’à l’absurde parfois.

Tentatives de se décrire
Tentatives de se décrire
- Christiane Tremblay - Dovfilm

Collectionneur dans l'âme

Mais avant le voyage et l'imminence du déménagement, Boris doit trier et réduire ses archives pour les rendre transportables. Et ce n'est pas une tâche facile : pas moins de 800 boîtes de films, 500 000 photos, une centaine de journaux intimes, des milliers d'affiches et de documents. Sans compter la masse colossale de choses les plus variées et improbables, compulsivement accumulées au fil des années. Boris collectionne ses cheveux, ses dents, ses messages téléphoniques, les cartes postales reçues, les consignes de sécurité d'avion, des sacs plastiques, des visages qu'il prend en photo à chaque rencontre... Il est également un homme de listes : liste des films qu'il a vus, liste des acteurs qui ont joué dans ses films, liste des festivals où il est allé...

Ce besoin de conservation, d'accumulation, Boris Lehman explique qu'il est, pour lui, une source de dilemme perpétuel : "Quand on vide la maison de quelqu’un qui est mort, normalement, cela doit se faire assez vite. On n’a pas le temps de réfléchir, de penser, de faire un tri, alors on choisit vite ça, ça, ça et puis on jette le reste. Mais qu'est-ce qu'on garde ? Qu'est-ce qu'on jette ? C'est le dilemme continu, je n'en sors pas."

Boris dans son atelier de Bruxelles
Boris dans son atelier de Bruxelles
- © Ingold & Perelmuter

S'archiver soi-même

Il est certain que la logique des conservateurs, auxquels il va se confronter, ne sera pas la même que celle d'un homme et d'un cinéaste impliqué intimement dans ses propres archives. L'archivage répond à d’autres critères et se doit à la fois d'être assez ouvert puisque les archivistes d'aujourd'hui ne peuvent anticiper ce que les générations futures viendront y chercher. Les questions, en fonction desquelles on revisite le passé, varient selon les époques et Boris en est bien conscient : "On sait bien que l’histoire est toujours à refaire et à ré-évaluer. [....] Et puis, tous ces noms qu’on enlève du dictionnaire parce qu’il n’y a pas assez de place. Donc, on rajoute des noms, mais on en enlève aussi. Mais de toute façon, avec le temps, tout sera jeté. Qu'est-ce qui restera ? C’est un mystère. Cela, je le jette ou pas ? J'oscille entre une chose et l’autre. C’est pour ça que je dis : quand j’ai jeté, c’est radical, on ne peut plus revenir en arrière. Ce qui est fait est fait."

Pour l'heure, tout reste à faire...

La Fabrique de l'Histoire
51 min

Ce documentaire a été récompensé par le prix de l'oeuvre sonore de la SCAM en 2021.

Pour aller plus loin

Références musicales

  • Sonata for Arpeggione de Franz Schubert par Martha Argerich et Mischa Maisky
  • Parlez-moi d'amour de Jean Lenoir par Lucienne Boyer et Boris Lehman
  • Tabula Rasa d'Arvo Pärt par Gidon Kremer, Tatjana Grindenko, Alfred Schnittke et Lithuanian Chamber Orchestra
  • Time And Space de Ryoji Ikeda
  • Flight From The City de Jóhann Jóhannsson
  • Kinder Yorn de Mordechay Gebirtig par André Reinitz
  • Doina (traditionnel roumain) par Monique Gelders

Générique

Avec : Boris Lehman, Danielle Grce, Patrick Leboutte, Arianna Turci, Serge Goldwicht, Laurent D’Ursel, Léole Poubelle, Justin MacKenzie, Frédéric Maire et Aline Houriet.
Prise de son : Sandrine Mallon
Mixage : Bruno Mourlan
Réalisation : Diphy Mariani

Remerciements

Merci à la Fondation Boris Lehman et Dovfilm pour les extraits de films, à la Cinémathèque Royale de Belgique, à l’INSAS et à la Cinémathèque Suisse.

L'équipe