Couples agités de créateurs

Directrice du Centre Pompidou-Metz, Emma Lavigne est la commissaire principale d’une exposition riche, complexe, contradictoire, nouvelle, en grande partie subversive. De 1900 à 1950, les « couples modernes » de nombreux créateurs déplacent les courants pluriels de l’art. Ces couples transforment sans cesse des œuvres hétéroclites, bigarrées, disparates, perturbatrices.


Couples modernes. Centre Pompidou-Metz. 28 avril-20 août 2018

Catalogue de l’exposition. Sous la direction d’Emma Lavigne. Gallimard/Centre Pompidou-Metz, 482 p., 49 €


Ces couples modernes sont officiels ou officieux, manifestes ou clandestins, contraints ou libérés, méconnus ou révélés, hétérosexuels ou homosexuels… Les poètes, les romanciers, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les danseurs, les libraires généreux, les architectes, les designers se croisent, se tissent, s’aiment, divorcent, se retrouvent. Dans les ateliers, dans les galeries, dans les musées, dans des lieux divers, les couples modernes inventent des émotions, des intimités discrètes, des formes, des couleurs, des gestes, des sonorités, des rythmes, des scènes, des événements voilés ou spectaculaires. Un couple s’unit, se marie, se lie, se protège, dialogue, agit, va de l’avant, négocie, entreprend, construit ; il est un duo ; il travaille à quatre mains, ou bien à six, ou bien à huit ; un couple devient donc parfois un trio, ou un quatuor, ou un quintette, ou encore une chorale.

Au XXe siècle, dans les couples modernes, les femmes ne se contentent pas des modèles nus qui poseraient, ni des muses, ni des cuisinières, ni des infirmières ou des béquilles, ni des victimes, ni des esclaves. Hommes et femmes seraient égaux avec des voix variées, avec des talents différents et mêlés. Le compagnonnage suppose une circulation des intensités masculines et féminines selon un mode proliférant.

Dans le catalogue, le dictionnaire des couples modernes explore plus de deux cents rencontres (essentielles ou contingentes, longues ou brèves, heureuses ou tragiques) de créateurs selon des disciplines confondues. La rencontre est une occasion extrême, parfois risquée, une chance. Dans la revue Minotaure (1933), les surréalistes proposent une enquête : « Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit ? du nécessaire ? »

Couples modernes. Centre Pompidou-Metz

À Paris, à Vienne, à Berlin, en Angleterre, les avant-gardes cherchent des utopies qui dépasseraient les lois, les règles, les convenances, les codes. Les libertés des couples modernes (sociales, culturelles, corporelles, sexuelles) accroissent la limite des possibles. En 1904, Lytton Strachey (1880-1932), critique et biographe britannique, écrit à Leonard Woolf : « Nous avons aboli la religion, nous avons fondé l’éthique, nous avons établi la philosophie, nous avons essaimé notre étrange illumination dans toutes les provinces de la pensée, nous avons conquis l’art, nous avons libéré l’amour. » À Metz, selon Cloé Pitiot, les corps se délient ; les espaces (mentaux, émotionnels, physiques) sont transformés au rythme des couples audacieux.

En Angleterre, le trio moderne est formé par Virginia Woolf, Leonard Woolf, Vita Sackville-West ; ils s’inventent une vie plurielle ; ils éditent en 1917 Hogarth Press ; ils publient T. S. Eliot ou Katherine Mansfield, la traduction anglaise des essais de Freud. Proto-féministe, Virginia Woolf écrit en 1929 Une chambre à soi, elle dénonce la violence de l’ordre patriarcal qui mène l’humanité à l’abîme. Son mari, Leonard, est mis au service du nouveau parti travailliste ; son pacifisme jette les bases de la future Société des Nations. À partir de 1922, Virginia et Vita choisissent une complicité amoureuse, leurs correspondances expriment leur admiration réciproque, leur capacité à jouir de l’instant présent.

En Angleterre, à Charleston, dans le Sussex, la peintre, ambitieuse et talentueuse, Vanessa Bell (1879-1961) est une sœur de Virginia Woolf. Elle a eu trois importantes liaisons amoureuses : son mari, Clive Bell (1881-1964) ; Roger Fry (1866-1934), peintre et critique d’art ; le peintre Duncan Grant (1885-1978). Tous les quatre fondent les ateliers Omega pour promouvoir l’art et le design modernistes. Dans la ferme transformée, les couples se décomposent et se recomposent ; les espaces se modifient pour les adultes et leurs enfants ; tour à tour, les lieux s’ouvrent ou se ferment. Autour du quatuor, des intellectuels passent : Keynes, Forster, Eliot… Vanessa accepte la présence des divers amants de Grant. En 1926, Roger Fry écrit à Vanessa : « C’est ici l’unique famille véritablement réussie que j’aie pu rencontrer. »

À Paris, 20, rue Jacob, Natalie Clifford Barney (1876-1972) est une femme de lettres, Américaine extravagante, célèbre pour son salon littéraire et pour ses écrits contestataires. Elle est surnommée l’Amazone par Remy de Gourmont. Dans un jardin, un temple grec se dresse ; au fronton, « À l’amitié » est gravé. Fidèle de Sappho, elle favorise les amours platoniques et les amitiés passionnées, les réceptions insolites, parfois fastueuses.

Couples modernes. Centre Pompidou-Metz

Assez souvent, les manifestes du futurisme seraient en partie misogynes. Il y a chez Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) une ambivalence à l’égard des femmes. Mais il admire les œuvres et la réflexion de Benedetta Cappa (dite Benedetta, 1897-1977) qui, influencée par les méthodes pédagogiques de Maria Montessori, expérimente un art sensoriel de la vision et du toucher. À quatre mains, ils fondent le « tactilisme ». En 1928, on considère qu’elle en a été l’instigatrice.

En 1920 et 1924, à Hambourg, Lavinia Schulz et Walter Holdt sont les « danseurs masqués ». Ils créent de grands costumes et des masques grotesques et colorés ; ils imaginent des performances, ils assemblent des matériaux pauvres (papier mâché, tissu, carton). Ils sont très pauvres. Lavinia tue Walter dans son sommeil et se suicide, laissant derrière eux un enfant et les traces de leur création spectaculaire.

Se rencontrent Emmy Hennings (1885-1948) qui est déjà connue avant la guerre de 1914 par ses chansons et Hugo Ball (1886-1927) qui est, en 1916, le fondateur du Cabaret Voltaire. Tous deux émigrent à Zurich sans ressources, surveillés par la police. Puis Ball rompt avec le dadaïsme ; de 1917 à 1919, à Berne, il se consacre au journalisme politique. En 1920, ils se marient dans un village du Tessin. Après un retour à la foi catholique, ils mènent une vie quasi monastique ; Ball choisit la poésie, la pensée, la spiritualité. Emmy Hennings se fera la gardienne de sa mémoire.

Une grande créatrice de photomontage, Hannah Höch (1889-1978), a connu deux importantes histoires d’amour : celle de Raoul Haussmann (1886-1971) qu’on appelait le « dadasophe » et celle de l’écrivaine hollandaise Til Brugman (1862-1928) qui a étudié le russe, le japonais, le malais et a publié des poèmes phonétiques dans les revues de Stijl et Menz.

La danseuse américaine Loïe Fuller crée la Danse serpentine, les grands voiles enroulés autour de longs bâtons ; elle utilise des éclairages complexes. Elle vit ouvertement son homosexualité avec la peintre féministe Louise Abbéma, surnommée The Great Lady. Puis une de ses jeunes admiratrices, Gabrielle Bloch, sera sa compagne et sa collaboratrice pendant une trentaine d’années.

Couples modernes. Centre Pompidou-Metz

Américaine, Isadora Duncan affirme : « Ma danse n’est pas grecque, elle est moderne, elle est de moi. » Elle prône le droit des femmes, l’abolition du mariage, la liberté sexuelle et la maternité. De sa liaison avec Edward Gordon Craig, metteur en scène et théoricien, elle a une fille ; et avec Singer, héritier des machines à coudre et mécène, une seconde. En 1922, elle épouse le poète Essenine qui se suicide trois ans plus tard. En 1927, à Nice, elle s’étrangle avec son écharpe prise dans la roue d’une décapotable.

Claude Cahun (née Lucie Schwob, 1894-1954) et Marcel Moore (née Suzanne Malherbe, 1892-1872) sont lycéennes à Nantes et très tôt amantes. Elles publient. Elles choisissent des initiatives théâtrale d’avant-garde. Elles photographient et inventent des montages. Elles participent aux expositions et aux manifestations du surréalisme. À la fin des années 1930, elle s’installent dans l’île de Jersey. Mais l’occupation par les Allemands, le contrôle des îles Anglo-Normandes ne les fait pas partir. Toutes deux sont considérées comme « sœurs » ; elles sont résistantes ; pendant des années, elles diffusent clandestinement des tracts antifascistes. Puis elles sont jetées en prison ; grâce à un huissier, elles échappent de justesse à la déportation. Libérées, elles découvrent leur maison mise à sac ; un bon nombre de leurs œuvres d’art et de photographies ont disparu. Cahun meurt à soixante ans alors que Moore vivra à Jersey et disparaitra en 1972. Sur la tombe du couple, une phrase de l’Apocalypse : « Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle. » Toutes deux ont été solidaires de ceux que le nazisme a opprimés : les juifs, les homosexuels, les libres penseurs, les artistes contemporains, les femmes et les hommes modernes.

Tu découvriras un bon nombre de couples modernes et 900 œuvres et documents. Ce sont Frida Kahlo et Diego Rivera, Lee Miller et Man Ray, Sonia Terk et Robert Delaunay, Sophie Taeuber et Hans Arp, Eileen Gray et Jean Bodovaci, Buñuel et la poétesse Concha Méndez, Gustav Klimt et Emilie Flöge, Simone de Beauvoir et Sartre, Anaïs Nin et Henry Miller, le trio Lili et Ossip Brik, Maïakovski, Gontcharova et Larionov, la Britannique Nancy Cunard et le pianiste Henry Crowder, Deschamps et Maria Martins, tant d’autres célèbres et méconnus… car les créations, les passions, les joies et les souffrances, les désirs et les déceptions, les sentiments différents, la volupté, l’imagination, les inventions nouvelles, constituent la recherche des couples modernes du XXe siècle et, sans doute, du XXIe.

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