Mémoires du désastre

[Été 2005]

par Jacques Doyon

Ce numéro est placé sous le signe de ce qui dépasse l’entendement. La liste serait longue de ces événements catastrophiques du dernier demi-siècle qui ont laissé des traces amères sur nos idéaux démocratiques. L’actualité des arts visuels contemporains ramène à la mémoire quelques-uns de ces moments d’excès : le choc du 11 septembre 2001 ;

la boucherie du débarquement allié sur les côtes normandes de 1942 ; la paranoïa nucléaire liée à l’escalade de la guerre froide ; l’ampleur et l’inhumanité des dégâts de la guerre du Vietnam. Il faudrait ajouter à cette liste une évocation de la Shoah, des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, et du récent génocide rwandais pour donner un portrait un peu plus complet de cette portion d’histoire.

La visée des oeuvres réunies ici n’est pas tant documentaire que mémorielle. Ces oeuvres ne cherchent ni à rapporter des faits, ni à susciter l’empathie ou l’effroi. Elles constituent plutôt autant de tentatives pour explorer des modes de représentation qui puissent permettre d’exprimer l’excès des faits comme celui de la pensée : la démesure négative de ces événements, tout comme l’incapacité de la pensée à justifier et accepter ces réalités du pouvoir comme l’envers constitutif de nos sociétés d’abondance et de liberté.

Ainsi, Melvin Charney étale-t-il l’ordinaire de la représentation médiatique des constructions architecturales. Ses regroupements thématiques tentent d’extirper du matraquage systématique inhérent au monde médiatique des images qui soient révélatrices des structures sous-jacentes au milieu bâti, des usages et des comportements, de la culture qui les sous-tend, de leurs investissements symboliques et, parfois, de leur démesure… Bertrand Carrière, de son côté, explore la mémoire enfouie dans le paysage du débarquement de Dieppe, de 1942. La série Caux s’offre comme une longue méditation sur la vacuité et le sentiment de perte qui prévaut dans ce paysage marqué par l’irrémédiable. Cette série a été précédée par une installation en deux parties, Jubilee, qui détournait les formes traditionnelles du mémorial en proposant un monument éphémère et un cimetière d’images. Liza Nguyen, avec Souvenirs du Vietnam, explore une double esthétique du souvenir. Les photographies de Surface (simples poignées de terre accompagnées du nom d’un lieu) ouvrent un espace de réflexion sur la dévastation du territoire vietnamien. Les dépliants de Cartes postales du Vietnam s’offrent, de leur côté, comme une critique des formes institutionnalisées de la mémoire nationale et de leur récupération touristique. Avec Irradiations, Denis Farley entreprend un étrange voyage à travers les couloirs et les chambres d’un abri antinucléaire devenu obsolète. En introduisant dans les images de ces lieux une figure évoquant l’irradiation, il rappelle clairement l’actualité criante de la menace nucléaire. Le bunker étant maintenant devenu un musée, cette stratégie apparaît aussi comme un mode d’activation de la mémoire plus pertinent que ceux de la muséologie traditionnelle.

Que disent ces images réalisées dans l’après-coup des événements ? Tantôt, elles auscultent des restes bruts en exprimant une certaine mutité, un silence : ainsi les « surfaces » de terre de Nguyen, les paysages fortifiés de Carrière, la désuétude du bunker antiatomique, chez Farley. Tantôt, elles interrogent les représentations institutionnalisées de ces événements : la surabondance et la répétition systématiques des images médiatiques, chez Charney ; la mutation touristique des mémoriaux officiels de la guerre du Vietnam, chez Nguyen ; le détournement de la monumentalisation par des installations éphémères, chez Carrière.

Ces oeuvres explorent des formes de monstration minimale qui laissent ouverte la question de la possibilité même de ces événements, au passé comme au futur. Comment cela a-t-il été possible ? Et pourquoi sommes-nous si assurés que le futur – demain peut-être – sera fait de la répétition du même ? Ces œuvres exposent ou prennent a contrario les représentations instituées qui participent de la reconduction même de ces événements catastrophiques : les formes de mémorialisation patriotique, une certain mode de muséification à tendance idéologique, le martelage panique des représentations médiatiques…