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Compte rendu de MÉAUX, Danièle. 2019. Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire. Trézélan : Filigranes Éditions, 240 p. $39.95, ISBN : 978-2-35046-464-0.

Danièle Méaux, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire (2019)  
Livre paru aux Éditions Filigranes, 2019  
Reproduction de la couverture | 1296 x 1890 px  

Dans son dernier ouvrage, Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire (2019), Danièle Méaux, professeure en esthétique et science de l’art à l’Université de Saint-Etienne, engage une réflexion sur la présence du paradigme de l’enquête dans le champ de la photographie contemporaine et sa capacité à renouveler celui-ci. L’analyse proposée n’est pas seulement un développement théorique ou conceptuel, mais se fait à partir de l’observation attentive des travaux des photographes et des usages concrets de l’enquête par les artistes. Car c’est bien d’art que nous parle Danièle Méaux : poursuivant les recherches d’Olivier Lugon sur le style documentaire (2001) et de Vincent Lavoie sur le caractère indiciel de la photographie (2017), elle transpose leurs réflexions à la photographie artistique contemporaine, qui offre, comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, de « nouvelles formes de photographie documentaire ». Cette focalisation sur les enjeux artistiques de la photographie documentaire explique sans doute l’absence du photojournalisme, qui semblait être de prime abord l’objet idéal pour observer des « photographes-enquêteur·trice·s ».

À l’aide de reproductions en couleurs d’une grande qualité, l’autrice commente ainsi une trentaine de projets artistiques créés par vingt-cinq artistes d’horizons variés. En effet, le corpus est principalement français, mais admet quelques exceptions, notamment des photographes internationalement reconnus (Lewis Baltz, Thomas Ruff), et rassemble des artistes aux trajectoires très différentes (de Sophie Calle à Hortense Soichet ou Pauline Panassenko, en passant par Stéphanie Solinas et Éric Tabuchi).

Variations autour de l’enquête

Anonyme, Quatre fiches du service d'identité judiciaire de Paris (1906-1914)  
Image numérique | 2686 x 2745 px  

D’ailleurs, « le paradigme de l’enquête » (15) est conçu de manière très large par l’autrice, défini au fil du texte par de petites touches qui délimitent un espace conceptuel aux contours lâches. Les chapitres, qui s’appuient systématiquement sur des rappels bibliographiques et théoriques efficaces, en déroulent progressivement les différentes variations de sens. « [L]’expérience du terrain » (35) et les tentatives de « faire l’inventaire » (22) raccrochent ainsi les photographes à la « logique de l’enquête » (chapitre 1 : « Investigations visuelles », 35). C’est aussi le cas d’autres méthodes photographiques, comme « l’élection d’une procédure » (chapitre 2 : « Des protocoles aux dispositifs », 37), les collaborations entre les artistes et des expert·e·s d’autres champs (chapitre 3 : « Le croisement des compétences »), l’« observation très concrète et empirique de traces et de reliquats » (chapitre 4 : « Archéologie », 81), l’utilisation de photographies d’archives (chapitre 5 : « Fouille au sein des archives »), la mise en place « des techniques d’entretien » (chapitre 7 : « Paroles rapportées », 141), les tentatives de saisie de l’identité (chapitre 8 : « L’identité en question »), ou encore les questionnements autour de faits divers (chapitre 9 : « L’attrait du “fait divers” »).

On le voit, l’analyse de Danièle Méaux permet d’inclure les travaux photographiques les plus variés dans la catégorie de « l’enquête ». Celle-ci peut s’appuyer aussi bien sur leur aspect scientifique, leur utilisation de méthodologies issues des sciences humaines, que sur la réplique de procédés policiers — au sein desquels la sous-partie oxymorique « Interrogatoires ludiques » peut surprendre —, ou encore sur les critiques des méthodes d’enquête. En effet, certain·e·s artistes intègrent dans leur pratique une critique profonde de ces méthodes. C’est le cas en particulier de Sophie Calle et de Stéphanie Solinas, qui miment explicitement des techniques policières — comme la filature ou le portrait-robot — pour s’en détacher, les parodier, ou bien appeler à un certain recul qui expose leurs dimensions aporétiques, partiales, voire dystopiques. L’inclusion de ces démarches ironiques et autoréflexives dans l’ouvrage permet un regard critique sur ces nouveaux styles documentaires, en soulignant qu’ils ne sont jamais neutres et en en dénonçant le potentiel trompeur, « la force de conviction » (181).

Catherine Poncin, Éloge des combats ordinaires (2008)  
Vue de l'exposition à Belfort, Archives départementales du Territoire de Belfort, 2008  
Photographie numérique | 1772 x 1186 px  

Par ailleurs, on appréciera particulièrement la prise en compte des dispositifs de monstration des œuvres, permettant d’en saisir finement les enjeux. De manière précise, l’autrice décrit effectivement la mise en page des livres, la scénographie des expositions et des installations, et même la maniabilité des sites internet étudiés (chapitre 6 : « Les ressources du web »). Cette attention aux conditions matérielles de réception des travaux photographiques n’est bien entendu pas gratuite : elle permet à Danièle Méaux de montrer que l’enquête réside, pour certaines œuvres, dans la position qui est attribuée aux réceptrices et récepteurs. La relation mise en place relève alors d’une « forme active d’interprétation » (165), voire d’un rapport participatif en « transform[ant] le récepteur en enquêteur » (187) : « ils [les récepteurs] comparent, relient, opposent ou identifient; ils pratiquent des sélections, des analyses et des déductions » (139), « le visiteur se [met] en posture d’investigation » (98), « le spectateur déchiffre progressivement la surface qui lui est proposée, à l’instar d’un enquêteur prolongé d’une loupe » (179). 

Des démarches artistiques et politiques

Stéphanie Solinas, La Méthode des lieux (2016)  
Vue de l'installation aux Rencontres d'Arles, Cloître Saint-Trophime, 2016  
Photographie numérique | 5616 x 3744 px  

Cette apparente diversité des démarches et des approches de l’enquête ne doit pas masquer le point commun à toutes ces pratiques et le fil conducteur de la recherche de Danièle Méaux : une interrogation sur la capacité de l’art, et en particulier de la photographie, à nous dire quelque chose du réel, et par conséquent à agir sur le monde social. En effet, l’autrice souligne régulièrement les dimensions heuristiques et politiques des travaux photographiques qui l’intéressent. Il ne s’agit alors pas seulement de célébrer la beauté des projets, ou de se réjouir de la répétition du motif de l’enquête dans l’art contemporain, mais bien de démontrer la « transitivité » (79) de ces œuvres. S’inscrivant en faux contre tout formalisme, Danièle Méaux décrit avec une grande précision les différentes modalités selon lesquelles les œuvres s’articulent au réel : la photographie peut ainsi « rendre perceptible le morcellement d’une société » (76), « rendre sensible le lien complexe et subtil des habitants à leur logement » (156), « ramen[er] à l’attention tout un vécu prolétaire et industriel » (109), « amener à une re-considération historique » (116), « produi[re] des configurations, des rencontres qui sont à même de dynamiser la réflexion » (210), ou encore « mettre en branle une sorte d’appétit de compréhension » (213)… L’autrice montre à plusieurs reprises comment les pratiques photographiques de l’enquête permettent de « renouveler le regard » (129) que nous portons sur notre environnement. L’objectif de la réflexion est alors bien l’intégration de l’art dans un processus général d’intellection et de compréhension fertile du monde. Et c’est là que se situe véritablement la force de cet ouvrage : dans sa volonté résolue de mettre en résonnance l’art et la science, les sens et la raison, les sensations et les connaissances. S’appuyant sur les travaux d’auteurs comme l’historien de l’art Rudolf Arnheim, l’historien Ivan Jablonka ou le philosophe et sociologue Edgar Morin, Danièle Méaux réhabilite la valeur heuristique de l’art, et souligne le rôle essentiel de la fiction dans notre aptitude à percevoir les objets du monde.

L’on saisit d’ailleurs bien cet axe programmatique dans la seule critique négative de l’ouvrage, dirigée contre le projet des photographes Yves Marchand et Romain Meffre sur la ville de Detroit, dont l’autrice accuse l’emphase de « satur[er] l’attention » (90) et d’entraîner la paralysie. On comprend alors que, s’il s’agit bien ici de louer les capacités heuristiques de la nouvelle photographie documentaire, ces capacités doivent servir un but explicitement politique : c’est-à-dire favoriser l’action des spectateur·trice·s et citoyen·ne·s. La pensée de Danièle Méaux s’inscrit ainsi dans le sillage des réflexions contemporaines sur la portée politique des approches documentaires, et notamment des travaux d’Aline Caillet, plusieurs fois cités. On se réjouit alors de lire un ouvrage qui établit un lien tangible entre une théorie politique de l’art et les pratiques concrètes des artistes. Nous attendons avec intérêt les suites et les développements de ces questionnements féconds, avec peut-être un corpus d’artistes moins masculin et moins occidental.

Pour citer

BOULET, Louis. 2020. « Enquêtes photographiques. Enquêtes politiques », Captures, hors série (3 février). En ligne : http://www.revuecaptures.org/node/4089