Un chaman yanomami raconte son initiation et son engagement pour la défense de son peuple et de la forêt amazonienne. 
La chute du ciel constitue à la fois un parcours guidé dans la cosmologie et l’imaginaire yanomami,  un manifeste écologique, et une analyse critique du monde des Blancs, le "peuple de la marchandise"  

La chute du ciel est un livre inclassable -mais c’est presque toujours le cas des ouvrages de la belle collection Terre Humaine. Il ne s’agit ni d’une monographie etnographique sur les indiens yanomami ni même du récit de vie d’un chaman. Pourtant l’ouvrage, volumineux (820 pages), emprunte à ces deux genres.

Les Yanomami constituent un groupe estimé à environ 33 000 personnes partagées entre plusieurs langues et dialectes et vivant au Nord-ouest du Brésil et au Sud-est du Venezuela.

Davi Kopenawa est un de ces indiens yanomami. Il est aujourd’hui un des principaux porte-parole de son peuple dans la défense de leur territoire. Il est aussi devenu chaman à la suite d’un long apprentissage.

Ce livre navigue entre une expérience individuelle atypique et un imaginaire collectif dont Davi Kopenawa serait un des dépositaires. S’articulent subtilement des narrations d’épisodes de vie, des réflexions personnelles, des visions chamaniques, des récits des origines et des descriptions de la cosmologie yanomami…

Si la voix de l’ouvrage est bien celle de Davi Kopenawa, il s’agit aussi d’un travail à quatre mains. L’ethnologue Bruce Albert, qui fréquente les Yanomami depuis plus de 30 ans et qu’une longue amitié lie à Davi Kopenawa, se base sur des centaines d’heures d’entretiens enregistrés. Grâce à une construction textuelle appropriée, il a organisé le matériel recueilli en trois gros blocs narratifs : l’initiation chamanique de Davi Kopenawa ; sa rencontre avec les Blancs en Amazonie ; sa lutte inspirée pour défendre son peuple. De plus, Bruce Albert introduit l’ouvrage avec des précisions nécessaires sur l’univers de culture yanomami mais aussi revient, en fin d’ouvrage, sur son propre parcours, sa rencontre et sa collaboration avec Davi Kopenawa, et la genèse de leur œuvre commune. Enfin, il dispose plusieurs annexes utiles.

Résultat d’un long travail de mise en récit, le texte est fluide, et il restitue la saveur et la poésie de l’oralité. Certains développements sur le chamanisme, très détaillés, peuvent cependant paraître un peu fastidieux   .. Il faut dire, comme l’exprime l’auteur-chaman, que "les images que les chamans font danser sont innombrables et leurs paroles sont vraiment sans fin !"   . Les esprits xapiri endossent les formes les plus variées et les plus surprenantes. Il s’agit d’esprits d’animaux de la forêt et/ou d’ancêtres devenus animaux   , d’esprits d’éléments naturels (feuilles, lianes, miel, parties du ciel, terre, pierres, vent, pluies, crues, rapides…). Certains xapiri viennent aussi du monde souterrain (images des ancêtres, être du chaos, esprits pécaris, esprit de la nuit, des eaux souterraines ou du temps couvert…), d’autres sont les images d’êtres qui habitent le "dos du ciel" et même au-delà (éclair, soleil, ciel nouveau…). L’apprentissage chamanique ne s’arrête d’ailleurs jamais et le chaman continue sans cesse de peupler sa "maison d’esprits", d’appeler des xapiri de plus en plus puissants.  

Une contre-anthropologie et une critique chamanique du "peuple de la marchandise"

Il y a 30 ans, Terre Humaine avait livré le récit d’une jeune fille blanche devenue orpheline recueillie chez les Yanomami et qui racontait sa vie au sein de ces communautés   . L’intérêt du présent ouvrage réside cette fois dans le fait que le narrateur, à la frontière de deux mondes, fait office d’intercesseur, de messager entre les Blancs et les Yanomami (ce que fait aussi, d’une manière différente, l’ethnologue Bruce Albert, très impliqué dans la reconnaissance et la défense des Yanomami). Dans sa jeunesse Davi Kopenawa, bien que méfiant et conscient des dangers (des épidémies à répétitions -tuberculose, grippe, malaria, pneumonie, rougeole- amenées par les Blancs tuèrent nombre de ses proches), fut curieux du monde des Blancs au point de vouloir devenir l’un d’entre eux. Il travailla notamment comme agent de la Funai, le service fédéral de protection des Indiens, au Brésil. Il revient ici en détail sur la rencontre douloureuse de son peuple avec les Blancs (missionnaires, orpailleurs, colons, éleveurs, compagnies minières…), sur les maladies, malentendus et massacres qui marquèrent ce contact.

Aujourd’hui, après des années de lutte, de militance, de pédagogie, ce n’est pas par plaisir et gaité de cœur, mais pour défendre son peuple, que Davi Kopenawa continue de se rendre dans le monde des Blancs. Le récit de ses voyages dans les grandes capitales occidentales et les observations qu’il y fait sont particulièrement intéressants. Mais ces voyages au long cours le rendent souvent malade, et semblent quelque peu l’affaiblir dans sa capacité à faire descendre les esprits.

Davi Kopenawa articule donc une pensée des deux mondes entre lesquels il transite. Faisant un effort d’auto-objectivation, il nous fait part de son regard rétrospectif sur sa propre communauté. Il nous fait aussi longuement part de son analyse du monde des Blancs, de ses méditations sur leur civilisation. Il fournit ainsi une série de comparaisons instructives sur le rapport des Yanomami et des Blancs à certains domaines culturels (la guerre, la nature, la marchandise, le rêve et son usage, le rapport aux morts…). Ainsi, par exemple, sont utilement mis en regard la transmission orale dans l’apprentissage chez les Yanomami et l’apprentissage studieux et solitaire des Blancs (lecture/écriture) sur leurs "peaux d’images"

Ces paroles inspirées constituent donc en quelque sorte une "contre-anthropologie historique du monde blanc" pour reprendre les termes de Bruce Albert. L’affirmation de l’altérité revient d’ailleurs comme un leitmotiv : "Nous sommes autres" ; "Nous sommes différents des Blancs et notre pensée est autre"   , etc. 

Davi Kopenawa analyse en particulier les conséquences désastreuses, d’un point de vue écologique et humain, de la soif d’or et de minéraux des Blancs, de leur fétichisme de la marchandise, de leur obsession de s’approprier des biens matériels et de clôturer l’espace. Sa vision de ceux qu’il nomme le "peuple de la marchandise" est sans appel.

 "En se visitant d’une ville à l’autre, tous les Blancs finirent par s’imiter entre eux. Ainsi les paroles des marchandises et de l’argent se répandirent-elles partout sur la terre de leurs ancêtres. C’est ce que je pense. En voulant posséder toutes ces marchandises, ils furent pris d’un désir sans limites. Leur pensée s’enfuma et la nuit l’envahit. Elle se ferma aux autres choses. C’est avec ces paroles de la marchandise que les Blancs se sont mis à couper tous les arbres, à maltraiter la terre et à salir les cours d’eau. Ils ont d’abord commencé chez eux. Il n’y a maintenant presque plus de forêt sur leur terre malade et ils ne peuvent plus boire l’eau de leurs rivières. C’est pourquoi ils veulent refaire la même chose chez nous."    .

Le contraste est en effet frappant avec le respect des Yanomamis pour la forêt et le monde vivant, mais aussi leur détachement matériel. "Nous, habitants de la forêt, nous n’avons plaisir qu’à l’évocation des hommes généreux. C’est pourquoi nous possédons peu de biens et nous en sommes satisfaits. Nous ne souhaitons pas détenir de grandes quantités de marchandises. Cela embrouillerait notre esprit. Nous deviendrions comme les Blancs."   . Par exemple, chez les Yanomami, les quelques objets et possessions d’une personne décédée, plutôt que d’être redistribuées ou accaparées, sont immédiatement et intégralement détruites.

Les Yanomami, leurs chamans et leurs "grands hommes" en particulier, prêtent une attention sans relâche aux images du rêve et de l’extase. Les chamans s’inspirent et s’appuient sur les visions induites par l’usage répété de cette poudre Yãkoana (dont l’usage est central et indispensable), et sur les images des rêves. Les yeux "meurent" sous le pouvoir de la poudre, et s’ouvrent sur une autre dimension. Les chamans en état de "revenant" ou de "spectre", font danser les esprits, guérissent, protègent des assauts de sorcellerie. Ces accès répétés à d’autres états de conscience sont une source continue et inépuisable d’apprentissages et d’actions. Les chamans sont des grands rêveurs, au sens propre du terme, ils savent "rêver loin" et les Blancs selon Davi Kopenawa, dans leur immense majorité, "rêvent court", ils ne savent plus rêver : "Dans leurs villes, il est impossible de connaître les choses du rêve. Ils sont incapables de voir les images des esprits de la forêt et des ancêtres animaux. Ils ne fixent leurs regards que sur ce qui les entoure : les marchandises, la télévision et l’argent. C’est pourquoi ils nous ignorent et s’inquiètent si peu que nous mourrions de leurs fumées d’épidémies. Pourtant, nous, nous avons de la peine pour eux."   .

 

Ce livre peut aussi être lu finalement comme une critique chamanique du monde des Blancs. Il aboutit à un manifeste écologique, ou plutôt à un discours cosmologico-écologique à forte teneur poétique et politique. Ce discours a d’ailleurs permis de soutenir, depuis la fin des années 1980, la lutte contre les orpailleurs et la campagne menée pour la reconnaissance et la légalisation du territoire yanomami.

 

"Les Blancs ne comprennent pas qu’en arrachant les minerais de la terre ils propagent un poison qui envahit le monde et qu’il en mourra"   .

Le titre du livre « la chute du ciel » est d’ailleurs emprunté à une prophétie chamanique. L’une des missions des chamans est de maintenir le ciel en place, face aux attaques jadis des communautés indiennes ennemies, et aujourd’hui de l’action néfaste des Blancs. En propageant des épidémies, en détruisant systématiquement la forêt, les Blancs menacent directement la vie des chamans. Or, si les chamans meurent, il n’y aura plus personne pour retenir le ciel, qui est très fragile, est déjà rendu malade par les pollutions industrielles. 

Ces prophéties yanomami, et la mise en garde de Davi Kopenawa sur les dangers de la « fumée du métal » propagée par les Blancs, sonnent comme un dernier avertissement, à la fois calme et lucide. Et l’actualité récente semble faire résonner ces paroles de manière plus juste encore