Lettre sur la viralité

Fabien Vallos

paru dans lundimatin#256, le 29 septembre 2020

La crise actuelle n’est pas sanitaire, comme s’échine à le démontrer cet article de Fabien Vallos, mais « profondément métaphysique ». Pourquoi ? Parce qu’au fond, notre époque se cramponne à elle-même, via le triomphe des « entreprises pharmaceutiques et informationnelles » et des politiques sanitaires autoritaires. Cette crispation traduit selon lui la tendance occidentale à rechercher toujours la stabilité de l’être à travers son unité, sa cohérence. Il fut un temps, on justifiait cette stabilité mais aussi tous les accidents et les désordres par l’existence d’un Dieu, qui faisait ce qu’il pouvait pour maintenir l’ordre. Aujourd’hui, on accuse les terroristes et les virus de vouloir bouleverser l’ordre et transformer l’être. Selon Vallos, la viralité est en effet ce qui transforme l’être (et d’abord le vivant) : à nous de trouver un autre rapport que la peur ou la crispation face à elle. Bonne lecture.

[Illustration : Jan Sadeler I (après Maarten van Cleef), L’invasion des sauterelles, c. 1585]

Quelque chose de dangereux est advenu, une fois encore, pour l’être et les manières d’être. Cette chose porte le nom de virus et nous occupe à peu près partout, contraignant nos modes d’être et d’agir sous diverses formes que l’on nomme « confinement », « quarantaine », « déconfinement », « distanciation », « viralité », « urgence sanitaire ». Nos modes de vie, depuis près de cinq mois, sont en permanence liés à ces modalités techniques qui contraignent nos actes, nos déplacements, nos relations et nos modalités d’analyse. Ce qui semble certain est que nous ne sommes pas réellement en mesure de penser ce que signifie le danger et la viralité. Nous savons que pour pouvoir penser l’être il faut être en mesure de penser l’agir et que l’agir signifie réaliser et accomplir : Martin Heidegger avait encore indiqué [Lettre sur l’humanisme, 1946] qu’il fallait regarder du côté du verbe latin pro-ducere qu’il faut penser comme un « accomplir » avant de le penser comme un « produire », exactement comme l’indique encore le verbe grec poien. Pro-ducere, autant que poien, signifie avant toute chose, faire advenir quelque chose devant quelqu’un d’autre : il s’agit en cela d’un mouvement de transformation du monde comme présentation et représentation de ce qui a lieu, autant que de ce qui a eu lieu, autant même que de ce qui n’aura ni ne pourra avoir lieu. Pour pouvoir comprendre ce qui advient de nos modes d’existence il faut être en mesure de comprendre ce que nous accomplissons et ce que nous réalisons. En somme ce qui se met en œuvre. Réaliser consiste à dépenser une certaine somme d’énergie afin de pouvoir faire passer les choses de ce que nous nommons le réel à la réalité. Le réel est ce qui se donne à saisir de manière indépendante sans avoir rien produit, la réalité pourrait alors être entendue comme ce qui se saisit selon notre puissance à interpréter et notre production. Ici et maintenant nous avons fait face à un réel, le virus et une réalité, la viralité.

Du virus il n’y a presque rien à en dire, si ce n’est – et la problématique est conséquente – qu’il bouleverse un certain nombre de pensées et de représentations. Il convient non pas d’affirmer, mais d’indiquer qu’un virus n’est pas à proprement parler un être, dit vivant, mais un agent qui réclame un hôte pour pouvoir se dupliquer. Ceci constitue la première limite et le premier péril pour la pensée puisqu’il s’agit de comprendre que ce qui met en danger l’être est extérieur à l’être tout en en ayant absolument besoin. Il convient ensuite d’ajouter que la discussion sur le concept de vivant est d’une extrême importance pour la suite de l’analyse.

Qu’est-ce que le vivant ? Dans un premier sens il pourrait être ce qui produit ou réalise une série d’événements que nous nommons relation, nutrition et reproduction. Il est d’ailleurs ici important de noter – si l’on s’accorde sur cette première définition du vivant, de la zoè – que la pensée dite philosophique ne s’est intéressée qu’à la question des relations, allant même jusqu’à l’inscrire dans son propre nom, philia. La philosophie est donc le nom de ce qui s’intéresse aux relations que nous entretenons à la fois au vivant, à ses puissances, à ses modalités et à ses fonctions réalisantes, et au soin (sophia) que nous y apportons. En revanche la philosophie a proprement délaissé l’interprétation de la nutrition et de la reproduction à la sphère morale et à la sphère technique. La sphère dite morale, politique, rituelle et administrative s’occupe massivement de régler et de codifier nos modes nutritifs qu’ils soient conceptuels (éléments) ou qu’ils soient matériels (aliments) en ce qui s’apprend et ce qui ne s’apprend pas, ce qui se connaît et ce qui ne se connaît pas, ce qui se consomme et ce qui ne se consomme pas, etc. La sphère dite technique, logistique et cybernétique s’occupe quant à elle de régler et de codifier une partie des modes de la reproduction et de la diffusion (il faut préciser cependant qu’une partie du sens de la reproduction du vivant est aussi gérée par la sphère morale et rituelle). Mais la sphère technique et cybernétique s’est emparée des codes de reproduction du vivant lui permettant à la fois de le modifier et de le privatiser. La puissance est intégralement aujourd’hui tenue par les structures qui s’occupent de codifier et de privatiser le vivant (les laboratoires pharmaceutiques) et par les structures qui sont capables de démultiplier, répliquer et stocker les événements et les modes du vivant en données (les industries des technologies de l’information). Or, dans l’un et l’autre cas, s’opère une crise exemplaire qui constituera proprement ce que nous nommons danger, qui occulte à la fois le sens du pharmakon et le sens de la tekhnè. Le pharmakon est une manière complexe de doser ce qui est nécessaire à la fois pour la nutrition et pour le soin apporté au vivant. Et puisque le vivant est inégal et contingent, notre tâche consiste alors à doser ce qu’il faut apporter en plus ou en moins de sorte que les conditions du vivant – si elles ne peuvent être égales – soient justes. La transformation du pharmakon en pharmakeia (en industrie) consiste pour notre modernité en une privatisation absolue et intégrale de ces « doses » et donc à la réalisation d’un monde profondément injuste. Un monde injuste est un monde dans lequel le droit est maintenu à l’arrêt, là où il importe que cet arrêt soit nécessaire au maintien de l’inégalité, de la privatisation et de la capitalisation. L’économie du vivant s’en trouve bouleversée (premier danger) ainsi que l’économie entière de l’œuvre (second danger). Autrement dit la privatisation presque achevée du vivant par l’entreprise pharmaceutique (par la pharmakeia) est le péril absolu pour l’économie du vivant et de l’œuvre. La tekhnè, quant à elle est une manière complexe de « s’y connaître en quelque chose » de sorte que nous puissions, par exemple, reconnaître ce qui nécessite un soin, faire un dosage et administrer ce soin. La tekhnè est une manière de s’y connaître pour réaliser ce qui est important et nécessaire au maintien des conditions de la vivabilité. La transformation de la tekhnè en technique puis en hyper-systèmes consiste, pour notre modernité en l’occultation des modes d’agir et des modes de compréhension des fonctions de réalisation, en somme de l’opérativité. Cette occultation est réalisée par l’ensemble des industries de la gouvernance par les systèmes et par l’information. Ici encore l’économie du vivant et celle du soin s’en trouvent bouleversées au point que nous ne soyons plus en mesure de nous occuper du vivant sans un ensemble de dispositifs contraignants, inégalitaires et injustes. Dès lors la crise dite « sanitaire » du coronavirus est l’exact moment de triomphe de ces entreprises pharmaceutiques et informationnelles qui ne cessent d’affaiblir le vivant et de contraindre le politique et la gouvernance à devenir toujours plus autoritaires et coercitifs. La pandémie de coronavirus est dès lors l’exact moment pour tenter d’achever la privatisation et le contrôle permanent de nos modes de vie sous le prétexte d’un soin et d’une préoccupation des êtres. Préoccupation par ailleurs profondément inégalitaire en fonction des zones géographiques et des classes sociales.

Mais il s’agit de revenir à la question du vivant. La première réponse est qu’il pourrait être ce qui produit ou réalise une série d’événements que nous nommons relation, nutrition et reproduction. Mais il se pourrait qu’il soit plus platement quelque chose qui se reproduit avec une possibilité de changements ou d’erreurs et qu’il modifie par conséquent le niveau d’entropie (c’est-à-dire le niveau de transformation). En ce sens un virus pourrait donc être du vivant, et appartenir ontologiquement au vivant puisque ses deux qualités propres sont la reproduction et la transformation.

Nous aurions donc deux définitions possibles du vivant et par conséquent un ensemble de définitions pour les conditions même de ce vivant : 1. le vivant est ce qui produit ou réalise une série d’événements que nous nommons relation, nutrition et reproduction ; 2. le vivant est ce qui est en mesure de produire des formes de reproduction et des transformations. Selon la première définition le virus n’est pas du vivant, selon la seconde il pourrait en être. Et si l’histoire de l’interprétation de la première possibilité est fragmentaire et incomplète, l’histoire de la seconde est encore plus insuffisamment pensée. Nous ne nous attacherons pas à tenter de choisir ce qu’est un virus ni même une définition du vivant, mais seulement d’interpréter leurs différences pour l’histoire de l’agir et pour l’histoire matérielle des êtres.

Si nous nous attachons à la première définition, la pensée n’aura accordé une attention qu’à la question de la relation, en abandonnant à la sphère morale et technique l’interprétation et la gestion de la nutrition et de la reproduction. C’est précisément ceci que confisquent les grandes sphères modernes et contemporaines de l’industrie. Dès lors il faut comprendre que nous n’avons pas accès à une histoire de l’interprétation de la reproduction et de la nutrition. Cela représente un manque immense pour la pensée et cela détermine probablement la succession de crises brutales qui touchent le vivant et la gouvernance du vivant. Puisque nous ne pensons pas encore suffisamment l’histoire du vivant et qu’il a été confisqué et privatisé par l’industrie, alors nous sommes ouverts à une crise infinie, alors nous sommes ouverts, écrivait Stéphane Mallarmé dans Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, à une « mémorable crise ». Et c’est précisément ce que révèle ce que les médias nomment une « crise sanitaire » : elle n’est pas sanitaire, mais depuis le choc que cela produit sur les corps (santé), elle est métaphysique, profondément métaphysique. Il nous faudra expliquer ces deux termes. Nous sommes donc privés d’une partie de ce que la pensée et l’histoire de la pensée auraient dû faire, à savoir une philosophie de la nutrition et de la reproduction.

Si nous nous attachons à la seconde définition, notre situation est encore pire, puisque non seulement nous n’avons pas d’histoire d’une pensée de la reproduction, mais surtout l’histoire de la pensée et celle de l’œuvre auront été tout le contraire d’une histoire de la transformation. La philosophie s’est attachée depuis Aristote (Métaphysique, 1003a25) à définir qu’il y a une science propre à étudier l’être en tant qu’unité et une science propre à étudier ses accidents, c’est-à-dire ses transformations. La philosophie s’est réservée la tâche d’analyser l’unité de l’être, tandis que les sphères techniques ont appréhendé ses transformations. La métaphysique est donc l’étude de l’être en tant qu’être, doté de puissance, mais elle n’a pas encore été en mesure d’activer son tournant de sorte qu’elle puisse penser l’être en tant que transformation. Nous ne sommes pas privés d’une pensée de l’être mais nous ne sommes pas suffisamment en mesure de penser nos modes d’agir et nos modes de transformation. La tâche de la pensée contemporaine consistera à cesser de penser en vue de l’être, mais en vue des modalités de la vivabilité et de l’agir. La tâche de cette pensée devra encore faire l’effort de cesser de se tourner vers des disciplines inutiles telles que la sociologie, les études culturelles et les études thématiques qui ne sont que des modes techniques de gestion du vivant sans être jamais en mesure d’en penser les modalités parce qu’elles n’en produisent que des formes catégorisées, thématiques et normées. Le plus grand danger pour la pensée se situe précisément ici : nous avons abaissé toutes formes d’interprétation au profit d’un travail de gestion technicisée des modalités du vivant et de l’agir. L’interprétation des modes de la vivabilité ne réclame aucune gestion ni logique. Elle réclame le renouvellement d’une pensée de la métaphysique, c’est-à-dire de l’interprétation du danger contenu dans tout vivant.

Nous avons proposé deux définitions du vivant soit comme ce qui produit une série d’événements que nous nommons relation, nutrition et reproduction soit comme ce qui produit des formes de reproduction et des transformations. Il ne nous importe pas ici de savoir si l’une est plus convaincante que l’autre, mais il nous importe de saisir cette tension pour tenter d’interpréter la question de la viralité. Si l’on pense le vivant selon la première définition alors le virus n’y appartient pas et dès lors ceci ne permettrait pas de définir la viralité. En revanche si l’on pense le vivant selon la seconde définition, alors le virus peut y appartenir et ceci nous permettrait alors de proposer une définition de la viralité. Elle serait donc le caractère propre de ce qui aurait la capacité à se reproduire en générant de la transformation et donc de la modification et de l’instabilité. En somme la viralité est l’insupportable puissance accidentelle et imprévisible de ce qui est, à ne pouvoir se stabiliser dans une forme précise d’être. L’être en tant qu’être ne peut donc advenir. Or ce que révèle la crise sanitaire de 2020 est que les gouvernances n’ont cessé de lutter contre cette puissance de reproduction et de diffusion du virus. La crise sanitaire a consisté à tenter d’anéantir la viralité, d’abord en tentant de réduire cette puissance de reproduction et de diffusion du virus et en réduisant de facto notre puissance de reproduction et de diffusion puisque nous sommes l’hôte nécessaire du virus. Nous sommes sa condition pour qu’il se reproduise et pour qu’il puisse activer un processus de transformation.

Depuis quelques mois donc le combat des gouvernances, des politiques et des industries est la viralité : il faut lutter contre ce qui pourrait mettre en danger la santé, autrement dit, l’état de l’être. C’est ce que dit et ce que nous nommons crise sanitaire : l’adjectif latin sanus désigne ce qui est en « bon état ». Une crise sanitaire désigne alors une crise parce que l’être pourrait ne pas être dans l’état supposément attendu : celui du vivant et celui de ses conditions. C’est ici qu’il faut préciser. La lutte contre les maladies est ou devrait être l’une des tâches de soin du commun et donc du politique. En soit il n’y donc rien d’étonnant à ce que cela soit la tâche du collectif et de celles et de ceux qui travaillent à la préservation de la santé. Mais il ne s’agit pas d’une problématique sanitaire, mais d’une crise, d’un tumultus qui impose à la fois le suspens de l’ordre (justitium) et l’instauration d’un état d’exception qui permet de modifier autant qu’il est possible nos modes de vie. C’est pour cette raison que la crise sanitaire doit être entendue comme un problème d’état des êtres que l’on préserve à la fois du point de vue de leur santé mais aussi de leur état politique. Nous sommes tous dès lors contraints à des isolements et des distanciations sociales. Il ne s’agit pas seulement de les critiquer, mais d’en penser les conséquences sur les modes du vivant et sur les épreuves du commun. La leçon centrale du politique aura été de nous faire comprendre qu’a eu lieu une lutte contre une puissance virale, invisible et personnifiée comme un ennemi : une lutte contre la viralité qui nécessite de nous laisser isolés, de nous faire travailler infiniment virtuellement, de renforcer les modes de contrôle, de maintenir de vaines distanciations sociales respectées d’un point de vue administratif mais pas d’un point de vue social. Il a fallu qu’ait lieu une lutte sans merci contre la puissance de ce virus sans comprendre que la puissance du danger pour l’être ne provient pas de cette puissance virale mais de la puissance des pharmakeia, c’est-à-dire des entreprises de transformation des modes d’existence du vivant. Ce même vivant, s’il est en mesure d’accepter un confinement comme modalité exceptionnelle de préservation du vivant, n’est pas en mesure, en revanche, de tenir l’incohérence d’un nouveau traitement de notre vivabilité, imposant distanciation et hygiénisation systématique de nos relations. Et puisqu’une fois encore l’interprétation de la nutrition et de la reproduction est confisquée par les sphères morale et technique, celle de la relation devait encore échappée à la pensée pour être définitivement récupérée par la sphère morale en promettant infiniment des formes invisibles de dangers de sorte que nous puissions justifier que contre la viralité (du terrorisme autant que des maladies) il nous faut lutter contre la viralité de nos propres modes de relation. Nous sommes maintenus à l’écart, distanciés et contrôlés de sorte que nos puissances virales une fois anéanties nous préservent. Il faut cependant comprendre que la puissance de préservation ne s’applique pas tant aux êtres, à nous, mais bien plutôt aux sphères de contrôle et de production. L’effroyable et stupide comptabilité quotidienne des contaminés, des décès et des guérisons n’est que le tragique écran d’un processus de conservation qui ne s’intéresse pas aux êtres mais aux processus de contrôle des êtres. Il y a donc bien quelque chose de contagieux désigné dans ce qui est nommé viralité : mais il ne s’agit pas seulement d’un problème de virus, mais bien plutôt de doxa.

Nous avons proposé d’entendre viralité comme le caractère de ce qui aurait la capacité à se reproduire en générant de la transformation, donc de la modification et de l’instabilité. Il faut entendre la question de l’instabilité à la fois pour le vivant mais aussi pour les modalités propres de ce vivant. Ce qui se produit politiquement est un contrôle saisissant des modalités du vivant sous le prétexte d’un contrôle de ce qui pourrait l’atteindre. Ce qui inquiète ce que nous pourrons nommer les structures administratives est ce qui génère de l’instabilité dans les modalités du vivant. Le lieu du politique et de l’industrie technique est le contrôle de cette instabilité. En cela ce virus n’est qu’une triste métaphore des conditions politiques du contrôle des modalités du vivant. En somme elles sont doubles et opposées : la première consiste à laisser atteindre le vivant au risque d’une accumulation des décès tant que la production, la privatisation et la capitalisation du monde n’est pas touchée, la seconde consiste à préserver le vivant avec la contrepartie d’un contrôle renforcé des modalités de celui-ci et d’un suspens du droit de sorte que, ici aussi, la production, la privatisation et la capitalisation du monde puissent réabsorber et réactiver ce qui est nommé le « monde d’après ». Les états, pour supporter la brutalité des inégalités et celle de l’injustice des traitements du vivant, cherchent tout ce qui leur permet à tout moment depuis un tumultus de déclarer un justitium, c’est-à-dire depuis une crise de déclarer un état d’exception. L’état d’exception est une nouvelle façon de gouverner. Il avait été désigné par Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire, 1940) comme la règle d’usage du politique et par Giorgio Agamben (État d’exception, 2003) comme l’archéologie du pouvoir. L’état d’exception est la possibilité de suspendre le droit à tout moment sous le prétexte d’une crise ou d’un danger, il est encore la possibilité d’affirmer la suspension radicale de ce qui a été, pour valider tout nouveau mode de contrôle. Dès lors nous n’avons plus d’histoire et sommes ouverts à la possibilité infinie du contrôle pour chaque geste de notre vivant et de notre travail. L’état d’exception rompt toute possibilité de confiance ou mieux encore de fidélité, telle que le développait Pierre-Damien Huyghe (Modernes sans modernité, 2009), pour ne favoriser que l’établissement d’un contrôle des êtres devant un péril, plus ou moins invisible, plus ou moins fort. Nous sommes toujours un peu plus des êtres anhistoriques dont les sphères de contrôle ne cessent de réduire et de contraindre notre historialité. Cela signifie qu’en tant qu’êtres, parce qu’il y a un danger, nous devons accepter la réduction de la possibilité d’un ad-venir historial et historique. Nous sommes donc sans histoire et en proie aux dangers. Soit dit en passant, plus nous sommes sans histoire plus nous sommes vulnérables.

La viralité est pensée comme un danger parce qu’elle rend instable doublement l’être, dans son état et dans ses modes. La lutte pour préserver l’état de l’être (crise sanitaire) se double donc, semble-t-il, d’une lutte pour préserver ce qui est supposé être les modes normatifs du vivant. Ce qui est insupportable pour la métaphysique autant que pour la gouvernance est l’instabilité, qui ouvrirait à une instabilité de l’être. Si l’on considère que la métaphysique est fondée par la philosophie pour déterminer la primauté de l’être contre l’instabilité ou l’accident, il faut alors se reporter à son moment de fondation, se reporter à sa crise fondatrice, celle de la doxa. Il y a vingt-cinq siècles Socrate meurt pour avoir mené une enquête sur le caractère instable de l’être. Il meurt parce que l’on considère qu’il propage une certaine viralité dans son enquête qui rend alors instable la teneur même du pouvoir. Il meurt en rappelant à son ami Criton qu’ils doivent un coq à Asclépios (Platon, Phédon, 118a). On doit l’analyse de ce passage à Georges Dumézil (Le moyen noir, 1984) et à Michel Foucault (Le courage de la vérité, 1984) : s’ils doivent payer un sacrifice à Asclépios, c’est qu’ils ont reçu la faveur d’une guérison. Nous sommes ici toujours dans la même problématique. Socrate enjoint Criton à payer cette dette et à ne pas la négliger. Il y a donc une leçon morale qui nous ordonne à ne pas négliger ce qui a été accordé comme guérison. Ce qui signifie qu’il nous faudra, nous aussi, payer pour la guérison, si elle a vraiment eu lieu, et surtout il ne nous faudra pas être négligents. Il y a ici plus que jamais l’écriture morale d’un devoir et d’une dette parce que le commun s’est occupé du vivant. Or il faudrait peut-être penser qu’il ne s’agit pas de payer pour une guérison, mais bien au contraire de payer pour entretenir ce qui consiste en la prodigalité du soin. Et d’ailleurs qui est Asclépios ? S’il est irréprochable (amumonos, dit Homère, Iliade, IV, 194), il tente de ressusciter des morts avec le sang de la Gorgone. Selon ses usages son sang fait mourir ou ressusciter. Ici encore il s’agit d’un problème de pharmakon. Ce qui est plus intéressant est le commentaire de Pindare dans la troisième Pythique qui consiste à dire qu’Asclépios prenait de gros honoraires. Il s’agit donc de payer et nous sommes, depuis la naissance de la philosophie, attachés à cette charge morale et étrangement théologique. Et d’ailleurs guérison de quoi ? Le débat est ici plus intéressant encore. Il semblerait qu’au moment même de sa mort Socrate soit guéri d’une forme même virale de l’instabilité à savoir la doxa. L’enquête qu’il mène est contre la doxa qu’il pense nuisible à l’être et au commun. La doxa est une réputation fondée sur l’apparence (verbe dokeô) et elle s’oppose à l’alètheia à savoir le dévoilement essentiel des choses. La crise et la lutte de la philosophie se trouvent dès son départ dans un problème de ce que nous nommons aujourd’hui viralité, que nous ne pensons plus réellement depuis la théorie mais depuis les sphères morales et politiques. Cela signifierait qu’il ne s’agit pas seulement de garantir une guérison du corps (échapper au virus) mais aussi une guérison morale (échapper à la viralité).

Il s’agit alors pour cela, soit de mener une enquête sur les pratiques du vivant (Platon), soit de structurer politiquement les pratiques de ce vivant (Aristote), soit de les contraindre dans des formes de contrôle et d’assujettissement dont le divertissement, la consommation, la peur, le danger, la distance et l’isolement peuvent être des formes parfaitement identifiées dans notre histoire. Le « divertissement » s’inscrit dans une très longue histoire de la pensée philosophique comme le lieu de crises pour la théorie (les deux s’opposent comme deux modes parfaitement contradictoires de regard sur les mouvements du monde) et comme le lieu nécessaire pour l’affirmation radicale de l’économie. La consommation n’a pas été interprétée par la philosophie, laissant la pensée métaphysique et économique s’en occuper. Dès lors la consommation n’est pas pensée depuis les modalités du vivant mais depuis la calculabilité technique de nos modes d’existence. La peur, ou plus exactement l’angoisse comme processus de rétrécissement des modes de perception et de réception est l’un des enjeux centraux de la philosophie et de la politique. L’être déterminé par l’angoisse (celle du vivant, de l’autre, de l’agression, du virus, de la viralité, etc.) produit un rétrécissement de ses modalités de perception jusqu’à des formes de repli et de terreur. L’être qui éprouve la peur est le sujet parfait pour les structures métaphysiques ou politiques de gouvernances, parce qu’il réclame pour lui-même son isolement (acceptation du repli identitaire, refus des exilés, acceptation du confinement, etc.), parce qu’il réclame pour lui-même son propre contrôle (de l’auto-critique à l’attestation dérogatoire de sortie) et pour les autres (visées de contrôle et processus sécuritaire), parce qu’il accepte la distanciation (ou selon l’épouvantable formule administrative, les « gestes barrières ») comme la garantie de sa propre sureté. La peur est l’outil central, exceptionnel de toute gouvernance, quelque soit son échelle et sa puissance.

La viralité – ou doxa – est donc pensée comme crise originelle de l’être dans sa relation au commun. Il convient donc toujours de trouver les moyens de lutter contre : cela a été la naissance de la philosophie, celle de la morale et de tous les processus qui ont assumé affirmer un vrai comme absolu. Nous pourrions très bien accepter de penser que le vrai n’est que la saisie de ce qui est à un moment donné « dévoilé » (alètheia) sans jamais devoir tendre à un absolu. Dès lors ce qui est vrai n’est pas autre chose que la teneur de l’instabilité, essentiellement contingent. Mais s’il faut penser le vrai comme absolu alors toute modification tend à une instabilité. La doxa et la viralité révèlent précisément cette crise. Doxa dit précisément ce qui s’entend en tant que quelque chose se présente, vient à apparaître et appelle donc à une faculté interprétative du jugement. L’histoire de la pensée est toujours en lutte avec la question du jugement. La modernité est le moment où il s’agit de penser notre rapport au jugement puisqu’est moderne celui ou celle qui s’intéresse aux modes d’existence. Mais la modernité c’est aussi l’usage politique de la transformation catastrophique de l’interprétation de l’être, supposant qu’il puisse être rendu indéfiniment disponible à de multiples formes techniques de contrainte comme celles de l’autorité, de la consommation, du divertissement et de l’aliénation. Nous assistons donc à une contradiction absolue où l’être moderne est celui qui devrait pouvoir s’émanciper vers une faculté de jugement tandis qu’il est toujours tellement contraint qu’il ne le peut. Cela a pour conséquence de rendre l’être moderne profondément déprimé, anhistorique et sans connaissance. Dès lors rien de plus simple que de lui demander de rester enfermé, d’être le bourreau de lui-même en se signant des attestations dérogatoires, de porter des masques, de respecter des gestes barrières. Nous sommes, modernes, la forme la plus avancée de l’héautontimorouménos, du bourreau de soi-même. Et à ce point de contradiction de l’histoire de l’être (ou de l’oubli de son histoire) il est sans doute nécessaire, contre Platon et contre Socrate, d’affirmer la nécessité d’une doxa, d’une forme instable et contingente du jugement. Si la doxa est l’origine de la crise pour Socrate, elle est une des fondations de la construction du pouvoir pour Giorgio Agamben (Le règne et la gloire, 2007) en tant qu’elle permet la construction d’un régime de notoriété ou de glorification non pas des modes de vie mais des dispositifs techniques de contrôle des modes de vie. Tout pouvoir, toute gouvernance, toute autorité ne cessent d’utiliser ces dispositifs de contrôle. Il faut alors désigner une forme nouvelle de doxa comme puissance du jugement nécessaire à la construction du commun et de son histoire, autrement dit de la construction de l’histoire de l’être.

Cette forme nouvelle semble désigner ce que nous nommons viralité. Ce n’est pas un vilain mot qui ne désignerait que la propagation des virus et des données par des agents non vivants, mais peut-être bien au contraire la condition même de la vivabilité. La viralité serait la condition de diffusion de ce qui nous est plus ou moins nécessaire pour vivre. Si virus en latin signifie le poison, il y a la possibilité de le mettre en lien avec le concept grec de pharmakon (Gianni Vattimo & Richard Rorty, Avenir de la religion, 2006) pour pouvoir comprendre qu’il s’agit toujours de la crainte d’un mode de diffusion et surtout qu’il s’agit toujours d’un problème de dosage. Ce dont nous sommes privés est la capacité d’interprétation de ce dosage, autrement dit une interprétation de la quantité  : or nous n’avons pas de formule pour cela dit Friedrich Nietzsche (Gay savoir, § 381, et Olivier Assouly, Philosophie du goût, 2019). La viralité serait le mode de diffusion, autant que le mode de transformation des éléments du monde que nous saisissons, et la garantie que cette diffusion ne puisse se faire qu’avec altérations, distorsions et instabilité. Viralité autant que doxa désigneraient la condition d’altération de tout mouvement, de tout agir. Or cette condition d’altération est la condition nécessaire de toute historialité contre toute puissance coercitive et de contrôle. Il faudrait encore être en mesure de penser que la viralité soit nécessaire à toute pratique de création. Cela supposerait que nos pratiques sont en relation permanente de sorte qu’elles se déterminent entre elles et qu’il soit encore possible d’ouvrir à une interprétation plus ouverte et plus altérable de la monstration et de la réception. Autrement dit cela suppose que nos pratiques artistiques appelleraient à une plus grande épreuve de la délégation et de l’interprétation. Mais notre histoire morale et politique nous a au contraire appris à lutter contre l’épreuve instable d’une doxa considérée comme néfaste. Il a fallu et il faut encore lutter en permanence contre la puissance de circulation, la vitesse de diffusion des éléments, leurs partages, leurs altérations, à la fois parce que l’on nous a appris à nous en méfier comme d’une crise néfaste pour l’être et à la fois parce que cette puissance de diffusion et de transformation a été accaparée et privatisée par la pharmakeia, par les entreprises du contrôle matériel et métaphysique du vivant.

Nous avions indiqué qu’en ce sens l’économie du vivant et de l’œuvre s’en trouve bouleversée et en état de crise. L’indisponibilisation de l’être au vivant et sa disponibilisation permanente aux techniques de contrôle et d’assujettissement nous ont fait entrer dans cette phase cruciale de la modernité : l’être rendu si disponible à la technicisation et ses systèmes obscurs qu’il se rend indisponible aux conditions de son existantialité, qu’il se rend indisponible à son caractère existantial qui réclame le mouvement permanent. L’être indisponible à force de disponibilité technique est ce que Heidegger nomme la phase du Bestand. Nous nous rendons alors indisponibles à ce qui advient (événement) et aux modalités de saisie de l’événement (représentation). Nous en sommes rendus indisponibles parce que nous ne nous accordons plus la possibilité de nous y tenir comme de le saisir, préférant soit subir le flot ininterrompu de ce qui a été préparé et conçu pour nous être donné, soit accepter de rester isolés et maintenus à distance, parce que le danger se situe précisément dans ce qui advient et sa mauvaise propagation. Lutter contre la doxa signifie donc lutter contre toute possibilité d’émancipation. Il faudrait longuement revenir sur le lieu de la pensée de Platon et ce qu’elle contient d’autoritaire. Mais il s’agirait d’un autre travail. Pour le moment, nous proposons d’entendre que la crise de la doxa, comme début de la philosophie est une crise de l’interprétation de l’autorité.

Or nous savons que l’autorité ne se justifie pas, si ce n’est par le hasard d’une distribution des rôles, si c’est n’est par l’usurpation de ces rôles, si ce n’est encore par un accord tacite qui supposerait un établissement particulier de ces rôles. Mais ce qui est sûr est qu’il n’est pas possible, depuis la philosophie – qui désigne la possibilité que nous entretenons dans nos relations au soin – de justifier n’importe quelle autorité, parce qu’elle est essentiellement arbitraire. L’histoire de la philosophie entretient une relation complexe au pouvoir, jusqu’à ce que cette relation l’oblige à se compromettre au point de devoir justifier à la fois l’autorité et sa puissance. Pour cela deux chantiers gigantesques ont été entrepris par la pensée, celui de l’être et celui de l’événement. Ou pour le dire encore autrement celui de l’être et de la doxa : c’est-à-dire l’interprétation de ce qui est et de ce qui paraît. Le pouvoir et l’autorité ne peuvent en aucun cas supporter l’idée qu’ils puissent être du côté d’un apparaître et de l’événement. Ils réclament la puissance d’un existant stable, essentiel et fondamental. Mais pour que cela fonctionne il faut que cette puissance s’applique à des êtres moins puissants, mais cependant stables, essentiels et fondamentaux. Tout pouvoir haït ce qui ne lui garantit pas cette stabilité : en cela il haït toute historialité et toute doxa. La puissance et l’autorité fait de nous des êtres contractuels et nous oblige à demeurer identiques, jusqu’à ce que nous soyons en mesure de nous signer à nous-mêmes les dérogations de déplacements et de sortie. Paroxysme et cynisme absolus d’une situation, qui sous prétexte de soin de nous-mêmes, nous contraint à être les prisonniers de nous-mêmes.

Pour l’ensemble de ces raisons, il convient toujours pour le pouvoir de garantir la stabilité, autrement dit l’ordre, et la peur. Giorgio Agamben (Qu’est-ce que la commandement  ?, 2013) avait parfaitement montrer en analysant le terme arkhè (le principe) que le commandement entretient une relation permanente au commencement, autrement dit que l’ordre entretient une relation à l’ordre, tel que la langue française permet de l’entendre. Ce qui revient à la création de dispositifs (donner des ordres et les faire exécuter) en fonction de dispositions instituées des choses et des êtres. Or la pensée occidentale s’est attachée à lier de manière logique les dispositifs et les dispositions. Mais puisque cette relation est arbitraire il faut alors créer un nombre considérable de contraintes qui fasse tenir cette relation. Ces contraintes sont la lutte contre la doxa (c’est-à-dire ce qui rend instables les dispositions), l’ontologie (ce qui instaure les dispositions), la morale (ce qui fait établir la loi pour respecter les dispositions), la métaphysique (ce qui fonde les dispositions en dehors des êtres), l’autorité (ce qui fait craindre toute modification des dispositions), les crises (ce qui renforce les dispositifs), les états d’exception (ce qui réaffirme l’autorité des dispositifs et des dispositions), le contrôle et la surveillance (qui rendent actifs les dispositifs) et enfin la hiérarchie (qui comme son nom l’indique instaure de manière absolue cette relation dispositifs, dispositions). La tâche de la pensée se situe précisément à l’endroit où il est nécessaire de déconstruire cette relation.

La tâche de la pensée est donc profondément doxique, c’est-à-dire qu’elle doit venir à tout moment rappeler que toute « instauration » est arbitraire, que tout ordre est interprétable. C’est précisément pour cette raison que les débuts de la philosophie sont marqués par un rapport complexe à ce que l’on nomme par erreur démocratie, plutôt que laocratie. La démocratie n’est pas autre chose qu’une gouvernance accordée à une partie du peuple (en ce cas demos) pour des dispositions particulières, alors que la laocratie devrait être une gouvernance de l’ensemble du peuple occupant un territoire (laos) pour aucune disposition particulière (autre que celle du territoire). La philosophie entretient donc un rapport suspect à la laocratie, estimant pour une part qu’elle est le système le plus instable et donc le plus doxique (Platon), estimant encore, qu’elle doit recourir à des institutions de spécialistes qui garantissent le dispositif de toute instabilité (Aristote), estimant qu’elle doit se fonder dans une gestion instaurée par un hyper-système (économie chrétienne), estimant qu’elle doit se fonder dans une gestion instaurée par l’ordre de la puissance (économie libérale et ploutocratie). Il faut donc réaffirmer la tâche de la doxa comme seule limite possible et philosophique à l’instauration de l’ordre et de l’autorité. Ce qui signifie garantir la puissance de la viralité comme possibilité permanente de la circulation des formes, des modes d’interprétation et de leurs altérations. Ce qui signifie que pour nous la viralité ou la puissance doxique est fondamentale pour permettre des processus artistiques qui supposent une altérité et l’impossibilité de toute autonomie dans la production et la diffusion de l’œuvre.

La viralité ou la doxa devraient alors être le dispositif le plus convainquant pour lutter contre l’instauration de la peur. Pour l’instaurer il faut faire advenir quelque chose soit comme un danger ou comme un péril. Le péril désigne une expérience qui entraîne un risque pour l’être. Le danger quant à lui (même si les termes sont synonymes) désigne quelque chose en lien avec le dominium latin, avec l’autorité. Le danger est la perte de ce dominium, autrement dit la perte de la référence et de l’autorité. L’instauration de la peur commence par l’instauration de ce qui pourrait mettre en péril la « protection », des êtres et des abris des êtres, ou dans une version plus libérale, des êtres et des propriétés des êtres. Le danger n’est donc pas autre chose que ce qui déstabilise l’être et son abri. Depuis plus d’une génération nous produisons des dangers qui ne cessent de déstabiliser ce que nous sommes et où nous sommes. Ils sont de deux ordres, le terrorisme et les pandémies. Ils ont la particularité d’être invisibles, cachés, inidentifiables et d’être déclarés comme des ennemis. C’est ce qui fait, une fois encore, que cette crise est profondément métaphysique. Notre vivant et ses conditions sont liés à la puissance contingente et contraignante d’une « attaque » possible à tout moment. Il a d’abord été question de penser un divin métaphysique brutal qui à tout moment pouvait tuer, décimer, éradiquer et exterminer tout ce qui était vivant sous forme de châtiments, de déluges, de sacrifices ou de « plaies » (autre mot pour dire ce que nous nommons aujourd’hui une pandémie). On a alors déterminé un concept central, celui de la théodicée, autrement dit d’une justification de ce qui advient au vivant, et en particulier une justification du péril. Dikè en grec signifie la manière d’agir, la règle. Nous avons expliqué le monde pendant près de vingt siècles en acceptant la manière d’agir d’un processus extérieur à l’être et dont il est possible de dire qu’il ne relève que d’une pure projection de la gouvernance comme fabrique du péril et de la menace. Or la modernité a évacué, pour partie le divin de l’interprétation politique. Pas entièrement mais pour partie. Il faut donc remplacer le theos, le divin (la chose invisible, cachée et inidentifiable), pour continuer d’expliquer les brutales manières d’agir des êtres et du vivant. Il faut donc trouver une justification de ces manières d’agir comme ennemi : nous nommerons cela une echthrodicée. Ce n’est donc plus le problème d’un divin, mais d’un ennemi (ekhthros) quel qu’il soit, qui vient déstabiliser et détruire l’être et son abri. La modernité aura alors consisté en la critique radicale du concept de théodicée (fin du xviiie après le tremblement de terre de Lisbonne en 1755) pour le remplacer par une echthrodicée, processus qui génère de la terreur et de la haine (haine de ceux qui produisent du terrorisme au nom d’un autre dieu, haine de ceux pour qui la pandémie est une punition, haine de n’importe qui d’autre qui devient de manière invisible et inidentifiable porteur de la menace). Notre commun et notre politique sont fondés sur la construction permanente d’ennemis et sur la construction d’une terreur de cet ennemi. Cela autorise et légitime tout repli sur soi, qu’il soit sanitaire ou identitaire. Parce que cette crise dite « sanitaire », qui s’intéresse donc à la problématique d’une conservation de l’« état » de l’être depuis la question de son corps, se transfert irrémédiablement vers une problématique « identitaire », c’est-à-dire celle d’une conservation de l’« état » de l’être depuis la question de son statut. Puisqu’il s’agit en permanence de lutter contre toute instabilité, il s’agit de faire en sorte que l’être soit le même (idem) de sorte qu’il conserve son corps et son identité. Alors nous nous replions en permanence sans autre raison que celle d’une terreur fabriquée d’un danger et d’un ennemi invisibles.

Il faut entendre qu’il y a deux formes de danger, celui pensé depuis l’extérieur, et celui depuis l’intérieur de l’être. Le danger extérieur est celui qui est pensé depuis les formes métaphysiques du divin, de l’inconnu, du barbare ou du non vivant. Puis il y a celui pensé depuis l’être, plus complexe, plus difficile. Il y a deux formes pour entendre cela, parfaitement construites depuis la pensée de la viralité : nous sommes possiblement, consciemment et inconsciemment, « porteurs » du danger puisque nous devenons l’hôte du virus ou de la doxa et nous le transportons en facilitant sa diffusion. Alors pour cela il faut nous isoler, par le confinement, par la distanciation sociale, par l’usage abusif de la métaphore guerrière, par le matraquage médiatique, par l’abaissement du niveau des connaissances et du niveau d’interprétation, par la génération de la peur, par la xénophobie, par l’isolement des travailleurs et des étudiants, par la fermeture des espaces culturels, par la diffusion massive de l’idéologie. Il a fallu nous convaincre que nous étions tous possiblement porteurs (jusqu’à l’usage symptomatique de l’expression « porteur sain ») et tous possiblement responsables de la crise, augmentant ainsi notre syndrome de culpabilité et notre désir de contrôle et de surveillance. Nous devons au contraire affirmer qu’il est nécessaire d’être doxique et de porter cette instabilité. Nous devons assumer appartenir à ce que Michel Foucault nommait une « différenciation éthique ». L’éthique est la manière avec laquelle nous agissons en vue de notre propre « abritement » (èthos en grec signifie l’abri et désigne l’éthique, tandis qu’éthos signifie les usages et désigne alors la morale), c’est-à-dire la manière avec laquelle nous allons pouvoir et devoir penser nos conditions de vivabilité. Le terme différence signifie très précisément (di-ferre en latin) porter à l’impossibilité de l’unité (dis). Nous sommes donc essentiellement « porteurs » de l’impossibilité de l’unité quant à nos conditions de vivabilité. C’est cela qui conditionne la définition de ce que nous nommons viralité et par laquelle il faut refuser de porter cette charge insupportable d’une culpabilité et d’une surveillance.

La philosophie moderne et contemporaine (et principalement la pensée française) a insisté sur la question de la différence et sa teneur même comme différance (Jacques Derrida) ou encore celle d’une différenciation éthique (Michel Foucault). Nous avons proposé d’entendre la différence comme ce qui porte (ferre) à l’impossibilité de l’unité (dis). Différence signifie la possibilité de tout sauf celle de l’unité. Son exact contraire est le terme univers qui indique ce qui se conduit vers (versus) l’unité (unus). Nous devrions en cela être les porteurs non pas d’une tension vers l’unité mais au contraire vers son impossibilité, à savoir vers l’instabilité. Or le contemporain et l’ultra contemporain nous indiquent que nous ne portons pas cela mais au contraire que nous portons la menace parce que nous sommes trop instables. Nous sommes contraints à abandonner toute différence parce qu’un danger est présent et qu’il est possiblement présent, en nous. La crise exemplaire de notre contemporain est de nous rendre porteurs de toute menace et porteur, de nous-mêmes, de tout contrôle. Ceci signale probablement la fin de toute modernité et c’est précisément le signe indiqué par l’OMS le 13 juillet 2020 indiquant qu’il n’y aurait pas de retour prévisible à ce qui est nommé un monde « normal », c’est-à-dire celui d’avant la crise sanitaire. Il faudrait longtemps gloser sur la question de la normalité indiquée entre guillemets, mais il faut surtout constater que si tel était le cas, alors, il s’agit pour nous de la fin de la modernité et de l’entrée dans un monde critique du menaçant. Or nous sommes les porteurs mêmes de cette menace et de ce danger.

Par conséquent, il y a donc un autre danger pour nous, contenu dans l’achèvement de la modernité, celui de l’augmentation permanente de la contrainte sur les corps, les êtres et les modes d’agir. Nous sommes dès lors devenu ce poison, ce pharmakon, contre lequel il faut lutter en permanence, contre lequel il faut être vigilant. Le tournant sidérant que prend la gestion programmatique du monde, indique qu’il nous faudra contrôler et surveiller l’être autant qu’il sera possible et selon des modes techniques de prévision. Ce qui signifierait encore qu’il ne nous sera pas possible, comme Socrate, de pouvoir espérer une guérison. Elle ne pourra être que partielle, affirmant la glorification infinie de la technique et des laboratoires pharmaceutiques mais maintenant l’être comme ce qui, malgré toute guérison, ne cesse de porter ce qui est menaçant. Nous sommes alors ouverts à une surveillance infinie et une réduction infinie de nos modes d’agir. La fin de la modernité, signifie l’ère du contrôle infini par des gouvernances technicisées et par le triomphe métaphysique de la technique. Il ne s’agit pas de la tekhnè, comme d’un rapport de connaissance au monde, mais d’une phase particulière de la technique comme mode de contrôle, ce qui avait été nommé cybernétique : le terme kubernè en grec désigne le gouvernail. Cybernétique désigne la technique comme mode de contrôle. Or, au nom de notre sécurité, nous avons achevé la modernité, et nous accédons à une ère massive du contrôle et de l’inégalité et nous entrons dans une sphère nouvellement et profondément métaphysique.

Que signifie ce profondément métaphysique ? Et d’abord que signifie métaphysique ? C’est un mode particulier de la philosophie qui s’intéresse à penser ce qui est dans son unité, c’est-à-dire penser ce qui est à partir de l’être ou de tout grand ensemble, extérieur à ce qui est (l’être, Dieu, la nature, l’unité, le monde, etc.). Le travail de la métaphysique consiste à tenter de fonder ce qui est (donc ce qui est ouvert à l’instabilité, au mouvement et à la différence) dans ce qui unifie. La métaphysique est un travail de fondation (Martin Heidegger, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, 1964). La fondation désigne que nous cherchons ce qui est un fond originel et stable. Nous entrons dans une phase profondément métaphysique précisément pour cela, parce qu’il s’agit toujours de nous ramener vers un originel et une stabilité, même s’il s’agit d’une menace. Et ce qui est fondamentalement menaçant est que notre fondation est mal assurée dans la stabilité et l’unité. C’est pour cela qu’il a fallu passer à ce que nous avons nommé une echthrodicée, c’est-à-dire une justification de nos usages depuis la menace de ce qui a l’intention de nous nuire. Or la leçon politique centrale est que ce qui a le plus l’intention de nous nuire est nous-mêmes. C’est pour cela que nous insistons ici encore sur la nécessité de revendiquer une certaine viralité de sorte que nous ne soyons pas contraints à devenir ces êtres de la menace.

Ce qui devrait être pour nous une pensée de la métaphysique est la manière avec laquelle nous advenons à la présence. Or, nous n’y sommes pas. Nous sommes entrés dans une phase de l’histoire de l’être où nous assistons à un renforcement de la métaphysique. Pour fonder ce qui est dans l’être, la métaphysique s’intéresse à observer ce qui a été effectué, or nous ne cessons de comptabiliser et d’archiver tout ce qui a eu lieu au point de penser cela comme la cause de ce qui advient. Pour fonder ce qui est dans l’être, il faut être en mesure d’objectiviser le monde et de lui donner une assignation. C’est précisément ce que nous faisons en désignant le virus, mais aussi et surtout en désignant la viralité comme responsable de ce qui a lieu. Ainsi – et c’est cela aussi qui désigne la fin la modernité – en devenant nous-mêmes porteurs de la menace, nous devenons des êtres métaphysiques qui contenons un degré supplémentaire d’objectivation (porteur de la menace) et en ouvrant à l’expérience du danger. Pour fonder ce qui est dans l’être, il faut historiquement constituer des absolus et des unités : celle des êtres et des gouvernances. En ce sens nous réduisons la part de notre historialité pour ne devenir que des êtres historiques en permanence tenus par la menace que nous portons en nous. Pour cela il faut toujours un peu plus augmenter la puissance de ce qui construit l’histoire. Enfin, pour fonder ce qui est dans l’être, il faut l’instaurer par la puissance des valeurs de ce qui a été désigné. La qualité propre de ce que nous sommes est de « porter cette menace ». Cela ajoute une « valeur » à l’être et en ce sens cela permet de construire tout système d’autorité pour pouvoir contrôler et surveiller ce que nous sommes advenus. Si nous ne déconstruisons pas ces processus, alors nous serons métaphysiquement fondés dans la menace et assignés à une augmentation permanente du contrôle et de l’autorité.

Mais puisque nous avons incorporé à la fois la menace et le contrôle, la tâche semble et semblera complexe. Nous avons alors échoué à penser un tournant de la métaphysique, puisque nous nous écartons de la pensée de la présence de ce qui est pour la valeur de l’être. La valeur nouvelle de l’être est d’être menaçant et de devoir ainsi réclamer ses propres formes de contrôle. Nous sommes entrés dans une histoire nouvelle profondément métaphysique et avons dès lors mis fin à la modernité. La tâche qu’il nous reste est celle de maintenir la puissance doxique et une certaine puissance de la viralité dans nos modes d’agir. Ce sera pour nous la dernière possibilité d’éprouver encore, un peu, la modernité.

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