les presses du réel

Penser l'image

extrait
Introduction
Emmanuel Alloa : Entre transparence et opacité – ce que l'image donne à penser
(extraits, p. 7-21)


L'image ne se regarde pas comme on regarde un objet.
On regarde selon l'image.
— Maurice Merleau-Ponty


Qu'est-ce qu'une image ? La multiplication proliférante des images dans notre monde contemporain semble – c'est là son paradoxe – inversement proportionnelle à notre faculté de dire avec exactitude à quoi elles correspondent. Il semble presque en aller des images comme du temps pour saint Augustin : nous sommes perpétuellement surexposés aux images, nous interagissons même avec elles, mais si quelqu'un nous demandait de lui expliquer ce qu'est une image, nous serions bien en peine de lui fournir une réponse. On pourrait rétorquer qu'à double titre, c'est ici mal poser la question. S'interroger sur ce qu'est une image, ce serait d'une part encore manquer que l'image tend à essaimer, à se décliner d'elle-même en formes plurielles, à se démultiplier en un devenir-flux qui se soustrait d'emblée à l'Un. D'autre part, demander ce qu'est une image, cela revient inévitablement à poser une ontologie, à interroger son être. Or rien ne semble justement moins assuré que cet être de l'image.

Le triptyque photographique des Fictitious Portraits de Keith Cottingham (1992) nous donne à voir successivement un, deux, puis trois adolescents, installés sur un fond noir face à l'appareil du photographe [fig. 1, p. 8]. Exposés à mi-corps une lumière froide, les bustes immobiles renvoient à la plastique idéalisante, tandis que les regards expriment une impassibilité aristocratique. Ces visages aux cheveux lisses et aux traits réguliers, presque androgynes, reposent sur des corps à la croissance encore inachevée ou mieux, comme interrompue. Dans sa perfection figée, le triptyque évoque le portrait d'un Dorian Gray sur lequel le temps n'aurait plus prise. Tout comme le nombre d'images de la série, l'unité du sujet représenté se diffracte en un polymorphisme inquiétant : reliés entre eux par une perturbante gémellité, les adolescents presque identiques se distinguent néanmoins insensiblement, sans accéder jamais pour autant à des individualités distinctes. Indéniablement, les Fictitious Portraits de Cottingham interrogent. En débrayant le mécanisme identificateur et en déroutant l'automatisme de l'attribution, ses images exigent qu'on leur accorde du temps.

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Le présent recueil est le fruit d'un séminaire qui s'est tenu au Collège international de philosophie en 2007 et en 2008 et qui s'est vu étoffer ensuite par quelques textes qui témoignent à la fois de l'incidence de la question de l'image dans les savoirs contemporains et de la variété des approches. L'hétérogénéité des objets et des regards ne peut toutefois que venir confirmer le fait que l'image est aussi indisciplinée qu'elle est indisciplinaire et qu'elle constitue précisément ce qui reste encore à penser. Le livre s'articule en plusieurs volets.

Le premier (« Le lieu des images ») circonscrit les images comme sites d'une interrogation originaire. Dans son intervention, Gottfried BOEHM explique pourquoi les images posent le problème plus vaste de la monstration et indique la voie d'une anthropologie de l'image où l'homme sera pensé comme « iconophore », portant avec soi et tenant devant soi ses propres représentations. A partir des mains négatives de l'art paléolithique, Marie-José MONDZAIN propose, elle, une méditation sur le geste du retrait comme origine de l'image et l'autorité du spectateur comme sa destination. Partant d'une co-implication originaire entre mimesis et methexis, Jean-Luc NANCY caractérise dans son essai le lieu de l'image comme ce fond qui demeure quand une apparence se dérobe.

Le second volet (« Perspectives historiques ») est dédié à d'autres conceptualités de l'image – souvent étonnantes, parfois déroutantes – qui ont pu être déployées au sein de la pensée occidentale, notamment dans un échange avec d'autres traditions. Emanuele COCCIA fait revivre les débats médiévaux autour des « espèces intentionnelles » dont l'acceptation impliquerait que le sensible n'est autre qu'une vaste hantise spectrale. Emmanuel ALLOA retrace le destin fantomatique d'une science qui ne s'est jamais constituée comme discipline – l'« idolologie » – et dont Heidegger reprend les assises dans sa lutte, perdue d'avance, contre les philosophies de la culture. Hans BELTING propose une mise en regard de la conception de l'image comme fenêtre transparente avec ce qui constituerait la forme symbolique du monde arabe : le moucharabieh comme ce qui exfiltre le regard tout en laissant transparaître la lumière.

Le troisième volet (« La vie des images ») engage une réflexion sur la présence des images dans le monde contemporain. La croissance exponentielle de l'imagerie scientifique qu'analyse Horst BREDEKAMP renvoie d'une part vers un nouvel impératif illustratif, produisant des « icônes » scientifiques, mais rappelle par ailleurs qu'avant même ces résultats, de Galilée à Darwin, les découvertes scientifiques procédèrent souvent d'esquisses, croquis et autres schémas crayonnés en marge des textes. Dans son essai programmatique sur les vies et les désirs des images, Tom MITCHELL soutient quant à lui l'idée provocatrice que l'image, loin de n'être qu'un instrument de représentation, utilise les spectateurs à ses propres fins. S'il reconnaît qu'une telle position vise à dénoncer la neutralisation théorique dont les images firent longtemps les frais, Jacques RANCIÈRE fait ressortir, dans sa discussion critique des thèses de Mitchell, les ambiguïtés d'une telle biologisation, pour venir plaider, à contre-courant, pour une fonction critique de l'image résultant précisément de son « oisiveté ».

Enfin, dans le volet final (« Restitutions »), Georges DIDI-HUBERMAN engage un dialogue avec l'œuvre de Harun Farocki où il expose pourquoi, plus que jamais, l'image est aujourd'hui une affaire de restitution. Dans son « rendu », qui ne peut se faire que sur le fond d'un montage de l'hétérogène, l'image peut devenir une surface de réparation où, loin de tout lieu commun, se dessine quelque chose comme un « lieu du commun ».

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